La transformation numérique, qu’elle soit décrétée par l’entreprise au nom des menaces d’uberisation sur son secteur d’activité, ou en soutien de sa politique d’innovation, présente parfois les caractéristiques de la pensée magique. En partie seulement, nous explique le spécialiste de la conduite du changement Christophe Faurie. Mais en partie tout de même...
Manager Attitude : Que cache au juste le chœur presque unanime des dirigeants à propos d’une nécessaire transformation numérique des entreprises ? Une vraie volonté de changement ?
Christophe Faurie, spécialiste de la conduite du changement : Ce qui me frappe avant tout, c’est la permanence d’une priorité : la réduction des coûts. Cela fait trente ans que l’enseignement théorique dispensé dans tous les MBA diffuse l'idée que l’entreprise vole les actionnaires. Comment ? En augmentant ses salariés ou en investissant dans l’appareil de production.
C’est pourtant une erreur de croire que le marché suffit à produire de l’innovation. Les grandes phases de créativité suivent au contraire des phases d’investissement massif, par exemple après la seconde guerre mondiale.
Manager Attitude : La transformation numérique n’est-elle pas porteuse d’innovation ?
Christophe Faurie : Cela peut être le cas bien sûr. Mais tenir un discours sur la disruption permanente, le changement pour le changement, ne produit pas obligatoirement de l’innovation.
Les entreprises n’ont pas que peur d’Uber, elles rêvent aussi de l’imiter »
La plupart du temps, ce dont il est question, c’est plutôt de réduire les coûts de production, via la dématérialisation des processus ou la disparition de certaines couches de management intermédiaires. C’est d’ailleurs exactement le modèle Uber. Beaucoup d’entreprises traditionnelles rêvent de le mettre en œuvre, en raccourcissant au maximum la chaîne entre l’ordre et l’exécution, grâce au numérique.
Manager Attitude : Pourquoi faudrait-il s’en émouvoir ?
Christophe Faurie : Cela fait des années que les entreprises tentent de se débarrasser de leurs couches « bureaucratiques ». Il suffit de se rappeler la parution de cet article de Forbes, en 1999, qui légitimait le « Bureaucraty Buster ».
Sauf qu’en pratique, cela ne fonctionne pas très bien. Et qu’au contraire, ce sont les forces vives, les expertises, qui sont externalisées au nom de la réduction des coûts. C’est d’autant plus dommage, et on le voit avec les outils numériques, que les « gens d’en bas » peuvent faire des miracles : des « tutos » géniaux sur YouTube pour former leurs collègues par exemple.
Manager Attitude : Voilà qui confirmerait plutôt le bien fondé des transformations numériques, et la mise à disposition de ces nouveaux outils pour le plus grand nombre, non ?
Christophe Faurie : A condition qu’il reste assez d’experts pour les utiliser, oui.... Et quand il y a un véritable projet derrière la transformation, bravo !
Je pense à une PME dont le dirigeant, pourtant pas un spécialiste de l’internet, a compris assez vite le lien entre la qualité de sa vitrine de e-commerce, le nombre de devis qu’il émettait et finalement le taux de transformation. Résultat, il a pu prendre la décision d’investir pour élargir sa clientèle en Europe, avec des retours sur investissements sinon garantis, au moins très anticipables.
La transformation numérique donne des échasses à ceux qui voyaient déjà loin »
Vous voyez bien qu’ici, la transformation numérique est l’outil d’une vision. D’autres types de projets peuvent très bien fonctionner, par exemple un déménagement des bureaux de l’entreprise qui se traduit par une réflexion sur l’organisation du travail, l’introduction d’une dose de home-office, l’aménagement d’open-spaces, etc. Dans tous ces cas, le numérique procure des échasses à des gens qui voient déjà loin.
Manager Attitude : Il y a donc de bonnes raisons de se lancer...
Christophe Faurie : Je ne dis pas le contraire. Mais cela doit être un acte de management, qui découle d’un projet, et pas seulement un slogan au goût du jour.
Il faut repartir d’idées simples. Les échasses dont je parlais, elles doivent aider à faire, plus vite et mieux qu’avant, ce que vous saviez déjà bien faire et sans doute mieux que les autres. Donc, interrogeons nous : avec ce que je sais faire, qu’est ce que j’ai envie de faire ? Le numérique pourra m’aider, à condition de lui donner un objectif défini.
Dernier point à ne pas négliger : il faut avec vous des experts métier, qui ont pris le temps d’apprendre. Un Polytechnicien, hier, commençait sa carrière en fabricant lui-même un canon. Bergson, avant d’écrire ses ouvrages, a fait ses classes comme enseignant dans un lycée. Les futurs experts commençaient par apprendre, alors qu’aujourd’hui ils sont directement injectés dans les couches hautes du management. C’est dommage. Rappelez-vous que Marcel Dassault a commencé sa carrière d’avionneur en fabriquant une hélice en bois, dont il a répété qu’elle qui lui avait fait « comprendre comment volait un avion » !
Il vous faut des experts métier, qui ont pris le temps d’apprendre"
Finalement la transformation numérique doit rester un outil pour des managers qui décident du changement. Et surtout pas l’outil qui va déclencher la transformation à proprement parler. Rappelons-nous que l’arrivée des ERP dans les entreprises, au début des années 2000, a généré échecs et insatisfactions parce qu’on a pensé que l’outil suffirait pour transformer l’entreprise. Ils se sont heurtés à toutes les résistances au changement, au prix de projets à rallonge et parfois décevants. Ne refaisons pas les mêmes erreurs avec une transformation numérique fantasmée qui résoudrait d’elle-même tous les problèmes.
Spécialiste de la conduite du changement, consultant aussi bien auprès de grands comptes que de PME, Christophe Faurie est l'auteur de nombreux ouvrages, dont le plus récent, « J’ai pensé à tout et pourtant cela ne marche pas : les paradoxes du changement » est édité chez Kawa. Retrouvez-le sur son blog, simplement intitulé : Changement.