Rencontre passionnante avec l'Amiral Lajous, un marin passionné… de mer bien sûr, mais aussi de management d’équipes et d’équipages, à former et à conduire. Mais ne parlez pas de GRH à Olivier Lajous, pourtant ancien DRH de la Marine. Pour lui, l’homme ne sera jamais une « ressource ». L’outil essentiel ? Le temps…
Manager Attitude : Trente-huit ans dans la Marine, dont trois comme DRH. Quels souvenirs gardez-vous de cette trajectoire ?
Amiral Lajous : A la base de tout, il y a mon amour de la mer. Songez que 70% des surfaces du si mal nommé globe « terrestre », sont en fait… maritimes. Pour un passionné comme moi, la carrière que j’ai pu avoir, les centaines de milliers de kilomètres parcourus sur tous les océans, cela a vraiment été la chance d’une vie. Et je continue de croire que l’avenir de l’humanité se trouve dans la mer. Savez-vous que des recherches en biologie marine sur les algues permettent d’espérer aujourd’hui de trouver des solutions pour régénérer nos tissus vitaux ?
Manager Attitude : Qu’est ce qui a marqué plus particulièrement votre expérience de DRH (récompensée* en 2012, NDLR) ?
Je récuse le terme de "ressources humaines"
Olivier Lajous : D’abord, je vous dirais que je récuse ce terme de « ressources humaines », qui permet trop facilement d’oublier les hommes. Je me situe à l’antithèse d’une Margaret Thatcher qui déclarait « peu importe que les mineurs soient heureux, du moment qu’ils sont productifs ».
Une telle approche serait impossible dans la Marine, où la notion d’équipe, d’équipage même, est primordiale. Quand vous embarquez pendant plusieurs mois sur un bateau, quand vous plongez dans un sous-marin, il est vital que chacun ait sa place, au propre comme au figuré. Et inversement, dans cet univers aux compétences très variées – il y a plus de mille qualifications différentes pour environ 40,000 marins, il faut que chaque poste soit pourvu.
Cela implique des filières de recrutement, puis de formation, extrêmement rigoureuses. Concrètement, la Marine recrute environ 3000 jeunes tous les ans. Parmi eux, il y a 1800 matelots, un millier de Bac ou Bac+2, et environ 200 officiers issus à 70% de prépas. Dont nous savons que sortiront huit amiraux.
A l’autre bout du cycle, il faut aussi prévoir une reconversion professionnelle pour ceux qui partiront après une quinzaine d’années d’active, les autres restants engagés dans des tâches plus administratives. Cette reconversion, qui se prépare très en amont, par exemple pour les spécialistes du nucléaire qui partiront vers EDF ou Areva, est essentielle pour notre crédibilité d’employeur, et donc pour nos facilités de recrutement.
Manager Attitude : Pour les DRH du privé, voir un confrère bénéficier d’une telle visibilité sur ses besoins à venir en recrutement doit sembler surréaliste ?
Olivier Lajous : Dans les grands groupes, heureusement, cette anticipation est possible. Et même dans les PME et les ETI que j’ai l’occasion de conseiller, il me semble qu’une réflexion en amont sur les qualifications à acquérir d’abord, à entretenir ensuite, est toujours légitime. Et n’importe quel DRH peut se nourrir des approches militaires en matière de formation, et aussi de spare, c'est-à-dire d’identification de remplaçants potentiels sur les postes clés.
Cependant, je vous concède qu’il existe des dimensions critiques supplémentaires dans une armée. Pour prendre un exemple, lorsqu’après la mise à la retraite du Clémenceau nous n’avons plus disposé que d’un seul porte-avions, la formation des officiers apponteurs, pour les opérations de nuit notamment, s’est trouvé très compliquée lors des arrêts du Charles de Gaulle pour maintenance. Il nous a fallu passer des accords avec les Américains pour maintenir cette compétence sans laquelle vous ne pouvez tout simplement plus assurer de missions de nuit depuis votre porte-avions !
Manager Attitude : Vous sortez ces jours-ci un ouvrage intitulé l’Art du Temps. Pourquoi ce titre ?
Créer l'envie d'être solidaires
Olivier Lajous : Parce que j’ai toujours placé l’homme et le temps au cœur de ma démarche. Mais c’est aussi parce que dans mon métier la conscience existe du temps nécessaire pour « faire » un expert. C’est ce que je répète à mes clients aujourd’hui, qui sont essentiellement des entreprises familiales - parce que ce sont elles qui partagent ce type de valeurs.
S’il est vrai que dans le civil, vous n’évoluez pas dans cet environnement clos et dangereux qui caractérise, par exemple, un sous-marin nucléaire, rien ne vous interdit d’avoir l’ambition de créer aussi, dans vos équipes de collaborateurs, une envie d’être solidaires, efficaces ensemble… Bref, une envie d’avoir envie !
Manager Attitude : Ces temps-ci, l’idée de revenir à un service militaire obligatoire refait surface. Parce que l’image formatrice de l’armée, pour se doter d’un métier ou tout simplement d’un comportement, est très forte dans l’opinion. Qu’en pensez-vous ?
Olivier Lajous : J’ai fait partie de ceux qui ont préconisé, dans les années 1990, sa suppression. Je ne vais pas me déjuger. D’autant qu’en termes d’efficacité opérationnelle, la disparition des conscrits, qui représentaient 20% des effectifs de la Marine, nous a obligés à cesser de nous reposer sur la masse et à travailler sur l’expertise. Sans avoir à le regretter. Et puis, désolé de ne pas être politiquement correct, que ceux qui parlent de ré-instaurer le service militaire au nom du brassage social et de l’égalité des chances, commencent par cesser de faire jouer leurs relations pour envoyer leurs propres enfants dans les meilleurs lycées, loin des quartiers et des établissements scolaires où ce brassage a effectivement lieu… !
Pour autant, je veux bien que l’Armée et notamment la Marine, constitue un exemple. Ainsi, en rouvrant l’Ecole des Mousses, avec comme parrain mon ami le regretté Bernard Giraudeau qui en était lui-même issu, nous avons donné à 150 gamins issus de quartiers pas vraiment faciles, l’occasion de croire en eux et de réussir. Pourquoi des entreprises civiles n’auraient-elles pas la même ambition ?
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(*) Marin de l'Etat pendant 38 ans, Olivier Lajous a commencé sa carrière comme matelot du service national à 19 ans et l’a terminée comme Amiral à 57 ans. Il a parcouru 450 000 nautiques, soit l’équivalent de plus de 20 tours du monde, et fait escale dans 60 pays. L'Amiral Lajous a été directeur de la communication, directeur du centre d’enseignement supérieur puis DRH de la marine nationale (Trophée 2012 du DRH de l’année organisé par Cadre Emploi, le Figaro et le cabinet Hudson). Il a également servi en cabinet ministériel, comme conseiller militaire et maritime auprès du ministre de l’Outre-mer. Officier de la Légion d’honneur et de l’ordre national du Mérite, il est aujourd'hui conseil en entreprise, et auteur (L’art de diriger, l’art du temps, aux Editions de l’Harmattan).
Propos recueillis par François Jeanne, Manager Attitude. Photos Philippe Sola.