Bonheur et travail : deux notions antinomiques ? Pas tant que ça, à en juger par l’intérêt croissant des entreprises pour la question du bonheur de leurs salariés. Qu’elle soit réelle ou de façade, cette préoccupation suscite de nombreuses initiatives de la part des employeurs. Sont-elles vraiment de nature à rendre les collaborateurs plus heureux ? Le dernier congrès des managers territoriaux (ETS), à Strasbourg le 7 décembre 2016, a été l’occasion de s’interroger sur la place du bonheur au travail.
Au début du XXe siècle, parler de bonheur au travail aurait semblé incongru. Cette question a commencé à se poser dans les années 1950, avec les études menées par Elton Mayo, qui ont mis en valeur les notions d’ambiance et de satisfaction au travail. Mais ces dernières années, les entreprises n’hésitent plus à employer le mot « bonheur » et une nouvelle fonction émerge, celle de Chief Happiness Officer.
Cette irruption du bonheur dans le travail n’en finit pas de soulever des questions. Qu’est-ce que le bonheur ? Pourquoi prend-il une telle place dans notre société ? Peut-on faire le choix du bonheur ? Que viennent faire le bonheur dans le travail et le travail dans le bonheur ? Le bonheur en entreprise, est-ce la fin du management ?
Le bonheur est-il une arnaque ?
Pour Vincent Cespedes, philosophe et essayiste, auteur de Magique étude du bonheur, paru chez Larousse, ce concept n’est autre qu’une « immense arnaque » organisée par les entreprises pour mieux faire oublier qu’elles ne savent pas prendre en charge les émotions, si ce n’est en les manipulant. Parler de bonheur permettrait à la fois de dédouaner les employeurs et de rendre les salariés plus performants. Pour cela, les entreprises ont inversé la cause et l’effet : puisque celui qui est heureux communique, sourit, est créatif, il faut donc communiquer, sourire, être créatif pour être heureux ! Le bonheur serait donc en danger dans l’entreprise parce qu’il y règnerait une hypocrisie relationnelle qui incite à ne montrer que le meilleur.
Vincent Cespedes estime que « la question n’est pas de savoir comment obtenir le bonheur, c’est de savoir ce qu’on en fait ». A la question « que faire de son bonheur ? », il répond qu’il faut être ambitieux et passionné. Il appartiendrait donc aux entreprises d’inventer un « management de la passion », qui contrebalancerait le modèle traditionnel de « management par la pression ».
Laisser toute leur place à la créativité et à la passion
Un salarié heureux et stimulé par un « management de la passion » s’implique davantage et connaît mieux son métier, d'après le philosophe. Mais cela n’est possible qu’à condition que l’entreprise cesse de vouloir tout contrôler. Bonheur et travail ne s’opposent donc pas - à condition de laisser toute leur place à la créativité et à la passion, en tant que capacité de pouvoir improviser.
Johan Theuret, DGA RH de la Ville de Clermont-Ferrand et président de l’Association des DRH des grandes collectivités territoriales, ne croit pas non plus que les employeurs aient la capacité de faire le bonheur de leurs agents. Le bonheur est un mot-valise : on y met un peu tout ce qu’on veut, en confondant bien-être, plaisir et intérêt. Pour Johan Theuret, le rôle de l’employeur est de se concentrer plus spécifiquement sur le plaisir, l’intérêt et la passion au travail.
Re-passionner les agents à travers le service public
S’agissant de la fonction publique, Johan Theuret relève une difficulté à donner du sens et à motiver les agents, alors même que le service public peut s’appuyer sur des valeurs, des missions d’intérêt public, un service rendu aux usagers. Plusieurs raisons peuvent expliquer cette perte de sens, parmi lesquelles la contrainte financière qui pèse sur les collectivités locales et les bouleversements institutionnels incessants… Autant de problématiques dont les agents sont éloignés et qui les rendent de plus en plus dubitatifs. « On ne s’appuie pas suffisamment sur les valeurs du service public », estime ce DRH, qui préconise d’« essayer de re-passionner les agents à travers ces valeurs ».
Johan Theuret croit cependant que le travail, pénible ou non, reste avant tout perçu comme une contrainte. Le degré de tolérance des agents à l’égard de cette contrainte évolue avec le temps, et diminue davantage lorsqu’il y a perte de sens.
Le manager, garant du bonheur au travail ?
Manon Boyer, élève administratrice territoriale à l’INET, a mené une enquête au sein de sa promotion sur le bonheur au travail. Ses résultats confirment un attachement aux valeurs du service public, dans lesquelles les futurs cadres territoriaux trouvent du sens. Plus concrètement, les élèves interrogés mettent en avant leur préoccupation vis à vis de la mobilité et de la variété des expériences au cours de leur carrière. Les élèves administrateurs ont une approche modeste du management et du bien-être professionnel, qui repose sur une bonne ambiance dont le manager doit être le garant.
Moins de pression, plus de sens et de confiance : dans le secteur public comme dans l’entreprise, le bonheur au travail semble supposer de réinventer le management.
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