Nicole Turbé-Suetens, spécialiste du télétravail depuis plus de vingt ans, l’affirme : il n’y a plus de retard français sur le télétravail. Presque 20% des salariés sont désormais concernés, un taux équivalent à la plupart de nos voisins européens. Pour autant, il reste beaucoup à faire dans les entreprises, notamment pour que le management accepte l’échange sur l’évolution de l’organisation du temps de travail.
Manager Attitude : Cela fait près de vingt ans que vous suivez l’évolution du télétravail en France. Quel est votre diagnostic sur la situation actuelle ?
Nicole Turbé-Suetens, expert international : Il faut l’affirmer, le télétravail se développe dans notre pays. Depuis 1995, le mouvement n’a cessé de prendre de l’ampleur. Il se signe, aujourd’hui, près d’un accord d’entreprise par semaine. Nous pouvons donc dire que nous avons atteint un plateau de maturité. D’autant que des métiers de plus en plus nombreux sont concernés, avec une grande variété de tâches et de rythmes.
Il existe un cadre légal qui permet aux responsables de passer des accords tout à fait satisfaisants, qui comportent généralement un corpus de règles issu de l’ANI (Accord National Interprofessionnel de juillet 2005). Grâce à ces accords, nous pouvons estimer que plus de 17% de la population active salariée bénéficie d’un équivalent/jour par semaine en télétravail. Ce chiffre n’inclut pas les indépendants, lesquels ne sont pas des télétravailleurs au sens légal du terme.
Peut-on affirmer que le management français a résorbé son retard sur d’autres pays en matière de télétravail ?
Nicole Turbé-Suetens : Si l’on considère les chiffres bruts, absolument. Les taux de télétravail atteints sont désormais similaires à ceux enregistrés dans d’autres pays européens, et il faut lutter contre l’idée reçue que la France serait en retard. Le décalage demeure sur un point : les entreprises qui passent à 100% en télétravail. Mais les juristes, les experts et les syndicalistes sont tous d’accord pour convenir que ce type de dispositif n’est pas souhaitable et peut conduire à des échecs.
Le management a progressé
Le management a progressé aussi. Par exemple, il a compris que sa crainte de voir l’ensemble des salariés demander le télétravail, et pour des durées longues, n’était pas fondée En réalité, on constate une sorte d’autorégulation, qui amène justement à ce point d’équilibre d’environ 15 à 20% des effectifs qui souhaitent effectivement un télétravail partiel, principalement sur un à deux jours hebdomadaires.
Il y a donc des salariés réfractaires à l’idée du télétravail ?
Nicole Turbé-Suetens : Cela peut surprendre, si l’on considère par exemple les deux à trois heures de transport quotidien gagnées en Île de France. Mais c’est un fait : il y a des gens qui ne veulent pas, et il y a des gens qui ne peuvent pas. J’ai d’ailleurs toujours expliqué à mes interlocuteurs en entreprise que leur façon d’imaginer le télétravail uniquement au domicile du salarié était une pratique discriminatoire. Il faut profiter au contraire des nouvelles possibilités offertes par les tiers-lieux, pour élargir l’éventail des solutions proposées au salarié.
Les managers n’en ont pas conscience ?
Un excellent sujet de dialogue
Nicole Turbé-Suetens : Les dirigeants n’ont compris que très récemment l’intérêt qu’il pouvait y avoir à mettre le télétravail à l’ordre du jour, car ils sont autant gagnants que les salariés, par exemple à travers une baisse de l’absentéisme, une meilleure productivité, une motivation améliorée, etc. De leur côté, les partenaires sociaux ont réalisé il y a environ deux ans que le télétravail pouvait constituer un élément de satisfaction au travail, du fait d’un meilleur équilibre vie professionnelle / vie personnelle, ou de la diminution du stress et de la fatigue dus aux conditions de trajet. C’est pour cela que nous leur affirmons qu’il constitue un excellent sujet de dialogue, parce qu’ils vont pouvoir apprendre ensemble !
C’est d’ailleurs le sens de l’évolution. Car en l’absence de dialogue et donc d’accord, il y a le risque de voir se développer un télétravail qui ne dit pas son nom, aux limites du règlement, une zone grise en quelque sorte. De nombreux dirigeants ont compris qu’il fallait contractualiser cette modification substantielle du contrat. Et que ce ne serait pas un sujet conflictuel avec les partenaires, au contraire… mais plutôt un bon début pour débattre de l’évolution de l’organisation.
Car il faut reconnaître que nous avons du retard sur ce débat-là. Ainsi que sur la dématérialisation des processus, les questions de sécurité ou encore de confidentialité. C’est l’évolution des technologies et des usages qui permet de le rattraper en grande partie.
En revanche, vous ne semblez pas considérer que la loi résout tout. Vous venez d’ailleurs de cosigner une tribune dans laquelle vous regrettez qu’on veuille tout encadrer, par exemple le droit à la déconnexion. Pourquoi ?
L'enjeu, c'est le bien-être des collaborateurs. La première condition: la prise de responsabilité des managers.
Nicole Turbé-Suetens : Je pense qu’à trop vouloir légiférer, nous risquons de créer un décalage entre la loi et les transformations de la société. Par exemple, les questions de régularité des horaires et des jours en télétravail ne me paraissent pas nécessiter un texte supplémentaire. Il faudrait tout de même assumer l’idée que le télétravail apporte de la flexibilité aussi bien à l’entreprise qu’au salarié ! Et se rappeler que l’enjeu c’est le bien-être des collaborateurs, pour les besoins de l’organisation.
Ce n’est pas un article de loi qui va permettre d’atteindre ces objectifs. Mais bien la prise de responsabilité des managers, qui doivent réunir leurs collaborateurs, co-définir de nouveaux modes de fonctionnement, ou encore prévoir ce qui se passe lorsque le télétravailleur vient au bureau, pour en faire un moment riche et privilégié.
Mais de grâce, n’infantilisons pas les gens, en leur assénant des textes et des ordres. Ou alors, ne nous plaignons pas ensuite de leur manque d’engagement et de responsabilisation.
Vous affirmez que c’est un sujet « positif » dans l’entreprise. Mais est-ce un sujet facile ?
Nicole Turbé-Suetens : A partir du moment où le management s’engage dans un vrai dialogue social, tout en sachant où il veut aller, ce qui structurera d’ailleurs sa future communication avec les salariés, ce n’est pas un projet hyper-compliqué à mener. Mais il comporte beaucoup de facettes, ce qui implique notamment de faire travailler ensemble la DRH, la DSI ou encore le directeur immobilier, bref des personnes qui ne se retrouvent pas spontanément autour d’une table. Le regard extérieur d’un tiers s’avère bien souvent utile dans ces situations, pour mettre de l’huile, si possible de haute qualité, dans les rouages de la conversation.
*
† Mise à jour Août 2015 - Disparition de Nicole Turbé-Suetens
Maître de conférences associée à Paris I (Panthéon-Sorbonne), conférencière et experte internationale (notamment auprès de la Commission européenne de 1997 à 2013), associée au cabinet LBMG Worklabs, Nicole Turbé-Suetens était titulaire d’un DEA Théorie des organisations à Paris-Dauphine. Depuis 1995, elle avait collaboré à de nombreuses initiatives pour le développement du télétravail en France, ainsi qu’à différentes missions gouvernementales et rapports officiels.
Responsable du réseau Distance-Expert, elle a notamment accompagné la mise en place du télétravail chez Atos, Bouygues Telecom, Crédit Agricole, Total, Voyages SNCF.com, Pages Jaunes, TF1, CGGVeritas, INPI, etc. Elle a dirigé le consortium eSangathan (Danemark, Inde, Pays-Bas, Suède et France), animé des groupes de travail et le Club Télétravail de l’ANVIE, co-animé l'Atelier « Droit du travail et TIC » de l’ADIJ de 1999 à 2012. Elle était également membre du Cercle Prospective RH de RH&M.
Ses compétences, mais aussi sa générosité et la qualité de son écoute, faisaient de Nicole Turbé-Suetens une interlocutrice unique dans le domaine des tiers-lieux. Nous nous associons à la douleur de ses proches et lui rendons aujourd'hui hommage.