Dans notre société moderne, les conflits sociaux se font rares, et sont craints. Ils ont pourtant le mérite de révéler des malaises parfois profonds qui, faute de s’exprimer, peuvent conduire au désengagement des salariés. L’expert en relations sociales Hubert Landier militerait presque pour leur multiplication – raisonnable – à condition que le management en profite pour mieux comprendre l’état d’esprit des collaborateurs.
Les évènements récents chez Air France ou chez Continental nous surprennent-il par leur violence, ou par leur rareté ? Il est en effet généralement admis que depuis plusieurs années, la conflictualité au travail suit une courbe descendante. Pour preuve : la baisse régulière du nombre de jours mesurée par l’enquête annuelle du ministère du Travail (ACEMO), sur un échantillon représentatif d’entreprises du secteur marchand. Les entreprises de plus de 10 salariés touchés par un mouvement de grève avaient été 2,7% en 2005, 3,3% en 2010 (année des grèves contre la réforme des retraites), mais ne sont plus que 1,3% en 2012 (derniers chiffres disponibles). Le nombre de Journées individuelles non travaillées (JINT) pour faits de grève recule également : 61 pour 1000 salariés en 2012, contre 165 en 2005 (avec un pic, là-encore, en 2010 : 318 JINT).
Le conflit social a-t-il une dimension sociabilisatrice ?
Mais de quoi cette sérénité apparente serait-elle le nom ? Et surtout, faut-il s’en réjouir ? Hubert Landier, expert en relations sociales habitué des plateaux de télévision tire la sonnette d’alarme : « l’absence de conflit ne signifie pas l’absence de problèmes. Or, s’ils ne trouvent pas matière à s’exprimer dans un dialogue social, fut-il tendu, il est à craindre qu’ils se traduisent par un désengagement des salariés ».
Le parallèle est tentant, même s’il parait iconoclaste. De même que dans un couple, les querelles d’amoureux sont parfois nécessaires, et que dans une famille, le jeune adulte se construit par son opposition adolescente, le conflit social serait donc bénéfique à l’entreprise. Le philosophe allemand Georg Simmel affirmait d’ailleurs, dès le début du XXe siècle, que le conflit a une dimension socialisatrice. En renforçant le collectif, ne renforce-t-il pas l’entreprise qui l‘emploie ?
Les vertus du conflit sont vraiment nombreuses
Pratique, Hubert Landier revient aux fondamentaux : « dénouer une crise latente, dialoguer pour apaiser les tensions, apprendre à se connaître et à se respecter également… Les vertus du conflit social sont vraiment nombreuses. En plus, sa résolution est forcément collective, là où le désengagement se révèle d’essence individuelle ». Avec des conséquences selon lui bien plus graves pour l’entreprise : des démissions, de l’absentéisme, des pertes d’efficacité, de qualité, de productivité qui en s’additionnant, reviennent bien plus cher que quelques heures d’arrêt de travail.
Peur de l’opposition frontale, peur de l’échec
Une analyse rationnelle qui n’est pas partagée sur le terrain, loin s’en faut. Les managers craignent des situations qui leur échappent, les salariés ont peur pour leur emploi et ne croient plus aux vertus de la lutte collective, le tout sur fond de baisse d’influence des syndicats.
« Nous sommes marqués par l’histoire sociale de ce pays, avec de grandes grèves, des confrontations violentes, que nous ne souhaitons plus revivre. Sauf qu’objectivement, la situation actuelle est paradoxale puisque les raisons d’existence de conflits sont en augmentation ». L’expert en climat social les appelle « les irritants ». Il y a les exprimés – problèmes de salaires, de relations avec le management par exemple – et les plus enfouis. « Récemment, dans une usine modèle, je suis intervenu pour comprendre les causes d’une grève. Le motif officiel, c’était les augmentations. Mais en réalité, chacun avait des griefs différents. Et l’un des déclencheurs avait été une douche sans eau chaude depuis plusieurs jours, qui avait cristallisé le sentiment d’être méprisé par le management ».
Et si « par chance », le conflit se déclenche…
Hubert Landier va encore plus loin : « si le conflit se déclenche, c’est une occasion à saisir, presque un moment privilégié pour le management de remettre à plat les relations, de repartir sur des bases saines. Et il ne faut surtout pas qu’il se traduise par un échec pour les salariés. S’ils en retirent l’impression de ne pas avoir été entendu, malgré leur mobilisation, la démotivation ultérieure sera encore plus importante ».
L’enjeu est d’importance pour un management qui s’est éloigné, culturellement, de la représentation du personnel. Mais l’expert croit détecter, actuellement, « une mutation de la philosophie des relations sociales. Pendant longtemps, dans les entreprises, les dirigeants se sont considérés comme les seuls détenteurs d’une vision réaliste, humaine, rationnelle, des relations sociales. Tandis que les échanges avec les syndicats étaient vécus comme des moments passionnels, sources de conflits marqués par l’irrationnel ».
Une nouvelle légitimité pour le dialogue social
Aujourd’hui, à l’en croire, certains managers éclairés sont tentés de réattribuer au dialogue social une vraie légitimité en le rendant « responsable » d’une partie de la performance de l’entreprise. « Les représentants du personnel sont alors réinvestis d’un rôle consultatif reconnu sur la réalité de l’état d’esprit chez salariés. Ils peuvent aussi jouer un rôle d’alerte en cas d’abus, de dérives du management intermédiaire. Enfin, les syndicats, même les plus combattifs comme Sud, ont le mérite de soulever des questions de fond rarement traitées, par exemple concernant l’ergonomie ».
Retrouvez Hubert Landier sur son blog : http://www.regard-hubertlandier.f