Le philosophe Vincent Cespedes a récemment donné son point de vue sur la relation entre le rêve et l’entreprise à l'occasion de l'enquête "La Boîte à Rêves". Nous y étions.
Invité à réagir à l’association inattendue entre le rêve et l’entreprise révélée par l’enquête « La Boîte à Rêves », Vincent Cespedes a souligné que l’emploi du mot rêve est paradoxal, en ce qu'il sous-entend un décalage avec la réalité. En effet, on oppose traditionnellement en philosophie le rêve, qui peut être chimérique, et la réalité pragmatique. Or, on voit à travers les résultats de l’enquête que le rêve est fédérateur et qu’il peut avoir un impact sur le réel. En particulier, il n’y a pas d’ambition possible sans rêve. On peut aller jusqu'à définir l’ambition comme une course en avant qui permet de produire toujours des rêves nouveaux, de les atteindre… et de relancer aussitôt la machine à rêves.
61 % des 2 500 Français interrogés dans le cadre de l’enquête considèrent que rêver en entreprise est vital. Pour Vincent Cespedes, une des portes de sortie de la crise de sens que nous vivons, qui est aussi une crise de projection dans le futur, sera la capacité à se doter du pouvoir de rêver.
Sortir de la crise par le rêve
Quatre ingrédients permettraient ainsi de sortir de la crise par le rêve :
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- En premier lieu, le rêve nécessite de l’imagination. Alors que l’imagination n’est plus au pouvoir aujourd’hui, on prend conscience dans les entreprises qu’elle est l’affaire de tous. En cela, l’entreprise se situe en avance sur l’évolution des structures.
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- Le deuxième point important, et sous-estimé, est l’éloquence : le rêve passe par le verbe. Il faut pouvoir dire les rêves, les formuler en arrêtant avec les Powerpoints. Les grands leaders du XXème siècle étaient des orateurs.
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- Le troisième ingrédient fondamental est la fantaisie, qui est totalement sous-estimée en entreprise. La fantaisie, c’est la gratuité de la rencontre, et on manque, en entreprise, de réunions sans thème, de possibilités de jeux et de rencontres, indépendamment de la fonction et de la nécessité de rentabilité.
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- Le dernier point est la connaissance. Plus on connait, plus on peut rêver loin. Dans un temps où la complexité augmente, où les informations sont dans un tsunami perpétuel, il faut arriver à découvrir les informations et les connaissances avant tout le monde pour pouvoir les proposer. Ce qui ouvre l’imaginaire, ce sont les nouvelles portes qu’offre la connaissance. Il ne faut pas avoir peur de jouer avec la connaissance : le rêve est un jeu collectif basé sur la connaissance partagée en commun.
Cauchemars et « bonheurisme entrepreneurial »
A l’opposé de la boîte à rêves, Vincent Cespedes décrit la plupart des entreprises comme des « boîtes à cauchemars ». Il dénonce en particulier le « bonheurisme entrepreneurial » - un bonheur de façade qui masque une profonde désespérance. Le cauchemar se caractérise pour le philosophe par quatre éléments :
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- Il relève de la logique d’angoisse, à l’opposé de la logique d’inspiration, avec une paranoïa généralisée.
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- Il se caractérise aussi par l’illusion. Or, le rêve doit être réaliste et réalisable, sinon il ne peut pas motiver et engager.
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- Le cauchemar comprend aussi la notion de conflit larvé – conflit des égos, conflit des collaborateurs qui ne peuvent pas fonctionner ensemble… Moins il y a de conflits entre les managers et les employés, moins il y en a entre les employés et les clients.
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- La dernière caractéristique du cauchemar est la simulation perpétuelle, le masque, l’inauthenticité. Il faut pouvoir être soi-même dans l’entreprise et, pour cela, connaître ses valeurs, connaître celles des autres et utiliser, pour rêver ensemble, la diversité des profils de rêveurs.
L’entreprise de rêve ? Celle qui oserait l’amitié
Vincent Cespedes démontre que le rêve est nécessaire, non seulement parce qu’il apporte un regain d’inspiration et d’idées nouvelles, mais aussi parce qu’il apporte une accalmie profonde au stress généralisé. Dès que le moteur est une passion, qui peut être collective, le stress diminue. Faire en sorte qu’on puisse aller travailler en entreprise, non seulement sans avoir la peur au ventre mais en ayant du baume au cœur, représente un vrai enjeu contemporain.
Que serait une entreprise de rêve ? « Une entreprise où l’on créerait des amitiés », selon Vincent Cespedes. Rêver en commun, c’est ce qui produit de la complicité, c’est la possibilité de participer avec l’autre à des choses qui sont d’ordre affectif. Or, aujourd’hui, l’entreprise, encore pudique, n’ose pas l’amitié.
L’important n’est pas la destination mais qui va faire partie du voyage
L’enquête a révélé l’émergence d’un leader « antihéros », qui n’est pas nécessairement antinomique avec la vocation aspirationnelle du rêve. L’antihéros est plus sympathique que le héros tout puissant : comme il a des failles, on peut se reconnaître en lui. Cependant, cela ne suffit pas car l’antihéros est un être solitaire. « Pour que le leader antihéros devienne un leader de rêve, il doit avoir une qualité spécifique : celle d’agrandir l’humanité de ses collaborateurs » estime le philosophe. « L’important n’est pas la destination, mais qui va faire partie du voyage. » Il souligne la part de générosité de ce leader « normal » dans l’entreprise : c’est un antihéros qui « héroïse » ses collaborateurs.
Vincent Cespedes cite pour conclure l’écrivain congolais Sony Labou Tansi : « Le vrai maître, c’est celui qui invente la générosité des autres. » Retrouvez ici la bibliographie de Vincent Cespedes.