En France, le tabac n’a pas toujours été tabou. Il a fallu attendre la loi Veil en 1976 pour interdire son usage dans les locaux des écoles, les hôpitaux et les cuisines collectives. Et jusqu’en 2007 il était autorisé de fumer dans les locaux des entreprises et des administrations. Souvenirs.
L’été 1982, débutant dans une entreprise bien connue pour ses lessives et ses détergents, je pris place dans un bureau partagé avec ma supérieure. Femme intelligente et joliment stressée, elle se parfumait à la Gitane. Entre nous deux trônait un grand cendrier publicitaire, qui servait de cadran solaire à nos longues journées : quand il était plein, l’heure était venue de rentrer chez soi s’aérer.
Tout cela était absolument normal »
Il ne serait venu à l’idée de personne de sortir des locaux pour aller s’en griller une. Le directeur marketing consumait des cigarettes américaines dans son canapé en cuir, le directeur export faisait la tournée des bureaux précédé d’un barreau de chaise façon Churchill, le chargé d’études arpentait les couloirs avec sa pipe. Et tout cela était absolument normal – tout comme les pots largement arrosés, organisés par l’équipe commerciale chaque vendredi après-midi.
Autre entreprise, mêmes mœurs : mon chef suivant, aux cheveux blancs et au visage gris, était lui-aussi grand consommateur de Gitanes – dont Gainsbourg faisait au même moment l’apologie aux côtés de Catherine Deneuve dans une chansonnette tendance. A l’autre bout du couloir de cette agence de pub, les créatifs ne consommaient pas beaucoup de cigarettes, mais leurs bureaux n’en étaient pas moins enfumés…
Autant dire que je ne tardai pas à crapoter comme un pompier, au bureau et ailleurs. Je donnais des cours à l’Université ? Dans les salles de classe je fumais sans vergogne tout en menant les débats - suivant ainsi l’exemple de mes professeurs d’histoire du lycée, grands amateurs d’Amsterdamer.
J’empestais les attachées de presse avec mes havanes »
Fatalement, quand j’ai monté ma première société, j’ai reproduit les comportements connus et, le mimétisme aidant, l’entreprise n’a pas tardé à devenir une vraie tabagie. Je m’étais mis au cigare - j’empestais les jeunes attachées de presse avec mes Romeo & Juliet, et tout le monde fumait en réunion. Certains bureaux étaient cependant épargnés, farouchement défendus par de rares réfractaires, ou occupés par des collaboratrices enceintes dûment responsabilisées par leurs médecins. Mais quand nous déménageâmes pour des locaux munis d’une ventilation centrale, l’odeur du tabac n’épargna plus personne. L’opposition devint frontale entre fumeurs et non-fumeurs, jusqu’à créer de vrais conflits entre collègues.
La loi du 1er février 2007 nous contraignit à sortir du brouillard, en interdisant de fumer dans les entreprises, y compris dans les bureaux individuels. Cette interdiction, qui s’applique à tous, s’est par la suite étendue au vapotage, autrement dit l’usage de la cigarette électronique. Et c’est au pied des immeubles de bureaux que se retrouvent aujourd’hui les collaborateurs fumeurs, pour des « pauses clopes » qui indisposent les managers (jusqu’à 80 minutes perdues par jour, d’après le pneumologue Bernard Dautzenberg), et font râler les non-fumeurs. Une excellente manière de s’empoisonner tout en prenant l’air !
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L’entreprise libérée du tabac : chronologie
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