« Tout, tout de suite ! » Le fameux cri d’Antigone résonne sans cesse à nos oreilles. Travaillée par l’hyperactivité, soumise au court-termisme, vénérant la déesse contemporaine nommée « Réactivité », notre époque sait-elle encore prendre son temps, et l’entreprise, se donner le temps d’agir dans la durée tout en donnant du temps à ses salariés ? À l’heure où d’aucuns préconisent un ralentissement raisonné, il est… temps de réhabiliter la patience, cette vertu que nos aînés, adonnés aux travaux des champs et leur saisonnalité, savaient cultiver et apprécier à sa juste mesure.
L’esprit start-up souffle à l’envi. Vitesse, agilité, réactivité, souplesse d’action et promptitude décisionnelle sont les ferments de la réussite dans des univers qui n’aiment pas l’immobilité, les atermoiements, la procrastination. L’impatience est le moteur de ces jeunes pousses pétulantes, l’accélération leur horloge biologique, la vélocité leur marque de fabrique.
Et l’on demeure fasciné par les réussites expresses des entreprises de la tech’ qui atteignent en quelques années des valorisations financières vertigineuses. L’exemple paradigmatique de ces succès fulgurants ? Les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) et autres NATU (Netflix, AirBnB, Tesla, Uber), bien sûr !
Une valeur payante
Et pourtant… L’un des fondateurs des GAFA, et pas des moindres, Steve Jobs, aimait à dire : « Si vous regardez avec attention, la plupart des succès obtenus du jour au lendemain prennent beaucoup de temps » !
Un rappel salutaire à l’attention des impétueux qui croient que Rome s’est faite en un jour, et Apple de même. Et qui oublient que la marque à la pomme, fondée dans les années 1970, n’a pas connu que des réussites éclair, mais aussi de longues périodes d’éclipse, de recul(ade), de doutes, avant que ne s’impose son modèle économique gagnant grâce à sa trilogie iPod, iPad, iPhone. Un modèle de persévérance et de croissance au long cours dans un univers archi-concurrentiel où tout semble, en apparence, régi par une espèce de frénétique précipitation technologique.
Voyez dans un autre domaine Warren Buffett, le célèbre milliardaire américain, investisseur à la gâchette magique et ami de longue date du fondateur de Microsoft. Qu’est-ce que Bill Gates, qui inscrit lui aussi son action philanthropique dans la longue durée de l’Histoire, admire chez « l’oracle d’Omaha » ? Son génie des affaires et sa générosité. Mais aussi sa remarquable gestion du temps. Buffett a horreur d’être débordé. Il élimine toute contrainte d’agenda non indispensable, se donne le temps de réfléchir sans modération avant de passer à l’action. Son emploi du temps est bourré de pages blanches. Vides. Mais pleines. De réflexions. De préparation à la décision.
La stratégie d’investissement de ce Midas du Dow Jones se fonde sur la patience. Quand d’autres multiplient les « coups », les raids vifs comme l’éclair et sans lendemain, lui mise sur le potentiel à long terme des entreprises dans lesquelles il investit.
Résultat des courses (sans galop inutile) : l’extraordinaire performance de son fonds, Berkshire Hathaway, dont la valeur boursière a été multipliée par plus d’un million (!) depuis sa création en 1964.
Moralité : La patience paie. Comme le souligne Buffett, « la bourse est un moyen de transférer l’argent des impatients aux patients ». Paroles à méditer par tous les boursicoteurs qui ne tiennent pas en place et accumulent les positions pour « flamber » ou « se refaire ».
Laisser du temps au temps
Tout le monde n’est pas Steve Jobs ou Warren Buffett, mais nous pouvons tous apprendre les vertus de la patience et nous efforcer de les appliquer dans nos responsabilités professionnelles. Surtout quand on manque de temps, qu’on est « sous l’eau », qu’on n’a « pas une minute à soi ». Et qu’il devient alors d’autant plus urgent de reconquérir la maîtrise de son temps… et d’en laisser aux autres.
La patience est une attente, qui comporte une certaine forme de souffrance et de capacité à endurer (le mot patience vient du latin patior, qui signifie souffrir, subir). C’est une discipline, une sagesse consistant à donner du temps au temps (y compris celui de ses collaborateurs, clients, fournisseurs …), à éviter bien des conflits. Et à comprendre que « patience et longueur de temps font plus que force ni que rage…»[1] .
Apprenons donc à patienter, ce n’est pas un art aisé (et pas seulement dans les embouteillages ou à la caisse des supermarchés) !
Quand l’entreprise doit apprendre à attendre
Sophrologue, auteur de nombreux ouvrages, dont Ralentir pour mieux vivre dans ce monde qui s’emballe, et créatrice de « l’espace du calme » à Boulogne-Billancourt, Laurence Roux-Fouillet relève que « la patience est peu prisée de nos jours car l'attente, à laquelle elle est associée, est souvent synonyme d'ennui, donc de frustration, et nous évoluons dans une société du "tout, tout de suite", et globalement de l'accélération ».
Ce culte de la vitesse est un marqueur très profond : « Carl Honoré, le journaliste canadien qui a théorisé la « slow life » rappelle que, de tout temps, le progrès a été associé à la vitesse - en particulier des moyens de transport. Dans l'entreprise, surtout quand on la considère de plus en plus comme agile, on glorifie le changement. On ne compte plus les formations à l'accompagnement du changement, la conduite du changement, etc. Il faut transformer l'essai, passer à l'action, obtenir des résultats - et vite ! Or, on s’aperçoit que tout le monde ne peut pas changer, ou en tout cas pas tout de suite. Et que si nos projets et objectifs passent forcément par l'action, il faut savoir agir à point, et parfois attendre. »
Comme le savent les stratèges militaires, les sportifs ou même les philosophes du kairos (mot grec signifiant le moment propice, l’instant favorable, l’occasion à saisir, notion jadis théorisée par Aristote dans l’Éthique à Nicomaque), le facteur temps ajouté à la notion d’opportunité est une donnée essentielle.
« Changer, oui, insiste Laurence Roux-Fouillet, mais au bon moment : celui où on est prêt - ou celui où le marché est prêt. Beaucoup d'entreprises innovantes ont échoué pour avoir eu raison trop tôt, et peut-être aussi pour avoir dévoilé leurs projets trop vite, se les faisant voler par ceux qui ont eu le temps de les maturer davantage. La patience permet cette maturation - cette écoute intérieure, qui permet d'agir au juste moment. »
Une patience dont le rat et le lion de la fable nous donnent à leur façon une magnifique illustration. Relisons-donc en guise de conclusion et de méditation ce célèbre apologue de La Fontaine :
« ll faut, autant qu'on peut, obliger tout le monde :
On a souvent besoin d'un plus petit que soi.
Entre les pattes d'un Lion
Un Rat sortit de terre assez à l'étourdie.
Le Roi des animaux, en cette occasion,
Montra ce qu'il était, et lui donna la vie.
Ce bienfait ne fut pas perdu.
Quelqu'un aurait-il jamais cru
Qu'un Lion d'un Rat eût affaire ?
Cependant il advint qu'au sortir des forêts
Ce Lion fut pris dans des rets,
Dont ses rugissements ne le purent défaire.
Sire Rat accourut, et fit tant par ses dents
Qu'une maille rongée emporta tout l'ouvrage.
Patience et longueur de temps
Font plus que force ni que rage. »
[1] Le lion et le rat, La Fontaine
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