Avec ses Commentaires sur la Guerre des Gaules, Jules César a su mettre le storytelling au service de son ambition. En écrivant à la troisième personne le récit de ses faits d'armes, et en faisant porter chaque jour un nouvel épisode au Forum Romain, il construisit son retour triomphal et sa prise de pouvoir.
L’histoire d’une immense ambition
Qui est Jules César ? Il n’aura de cesse de romancer sa vie, à commencer par sa lignée – il prétendait descendre de Vénus et d’Enée, le fondateur de Rome. Dans sa jeunesse, exilé pendant la terreur exercée par Sylla, et contraint de s’embarquer sur mer, il fut enlevé par des pirates en quête d'une rançon. César aime raconter qu’il les a défiés du haut de ses 18 ans et qu’à peine libéré, il les a poursuivis et finalement châtiés.
César appartient à la noblesse Gens Julia mais lorsqu’il s’engage dans la carrière politique, il choisit le parti du peuple comme l’avait fait son oncle, le populaire général Marius. Lorsqu’il exerce la fonction d’édile, c’est-à-dire de « maire » de Rome, il dépense sans compter, sur ses deniers personnels, pour les plaisirs du peuple et l’embellissement de la ville : aménagements somptueux, fêtes mémorables, constructions de cirques (en bois) qui éblouissent la noblesse et touchent le peuple. Il s’endette dangereusement… mais gagne de cette façon le soutien indéfectible du peuple romain.
A la fin de son consulat, en 58 av. JC, sa popularité est devenue une réelle menace pour le Sénat et le parti conservateur au pouvoir. On veut l’éloigner au plus vite pour valoriser Pompée, son rival, lequel revient d’Orient tout auréolé de sa victoire sur Mithridate : le Sénat l’écarte en lui attribuant le gouvernement des Gaules. César s’en saisit comme d’une opportunité. Il va pouvoir réaliser l’exploit militaire qui lui manque. Avec la conquête de la Gaule, il va offrir à Rome un immense marché commercial et, à titre personnel se refaire la santé financière indispensable pour défier Pompée et briguer le pouvoir.
Le plus grand storytelling de l’histoire : la Guerre des Gaules
Comment rester populaire à Rome quand on est éloigné dans la Gaule profonde ? Sans médias, ni Tweeter, ni Facebook, comment César s’y prend-il pour entretenir sa notoriété ? Comment va-t-il contraindre le Sénat à lui allouer les finances et les légions dont il aura besoin pour ses conquêtes ?
César va mettre en place une stratégie de communication très étudiée, le plus grand storytelling de l’histoire : ses Commentaires sur la Guerre des Gaules, qui vont assurer la promotion quasi en direct de son projet. Il rédige des rapports quotidiens qu’il fait parvenir à Rome, et qui sont lus devant l’assemblée du peuple et devant le Sénat.
Les Romains, tenus en haleine, vont pouvoir suivre les épisodes de sa conquête, étape par étape, comme dans une série d'aujourd'hui. Victoires, revers, inquiétudes de l’armée… le peuple et les patriciens se réjouissent, tremblent, frémissent à la description de lieux, de batailles, de peuples inconnus aux habitudes de vie étonnantes. César les fait rêver… et quelquefois rire, comme dans cette description de Gaulois naïfs – voire un rien stupides :
On a l'habitude, en Gaule, de forcer les voyageurs à s'arrêter, même malgré eux, et de les interroger sur tout ce que chacun d'eux a appris ou connu. (…) C'est sous le coup de ces potins et de ces ouï-dire que les Gaulois décident souvent des affaires les plus importantes, pour se repentir bientôt, forcément, d'avoir cédé à des rumeurs incertaines, et la plupart du temps inventées pour leur plaire.
Au cœur de la stratégie
Le récit est stratégique : les rapports sont rédigés par César lui-même. Il récupère les comptes-rendus de ses légats pour les actions auxquelles il n’a pas participé en personne, et les retravaille à son avantage.
César ne dit jamais « je », mais se raconte à la 3e personne, comme si un témoin, un chroniqueur, narrait ses faits et gestes. Le style est simple, nu, sans ornement, à la façon des comptes-rendus journalistiques. On comprend facilement l’enchaînement des faits.
Voici par exemple le fameux récit de la défaite gauloise à Alésia en 52 av. J.-C. :
César demande qu’on lui livre les armes, qu’on lui amène les chefs. Vercingétorix se rend, les armes sont jetées aux pieds de César. Il fait garder les prisonniers éduens et arvernes car ils pourraient lui servir à rétablir l’alliance perdue avec ces peuples, tandis que les autres prisonniers sont donnés à chaque soldat comme butin.
Après cette lecture, le Sénat ne peut lui refuser les moyens dont il a besoin et doit admettre que César est un général en chef victorieux qui défend loyalement Rome, qui exerce son pouvoir avec modération, et qui récompense ses soldats.
Une communication maîtrisée
Michel Rambaud a décrypté comment César a détourné l’histoire à son profit personnel :
- Il disjoint les faits pour éviter les relations logiques de cause-conséquence, ou toute succession des faits qui ferait apparaître des erreurs stratégiques,
- Il justifie avant de raconter - ainsi l’opinion du lecteur est orientée,
- Il multiplie les imprécisions,
- Il utilise les répétitions, par exemples l’adjectif « barbares » (ennemis, étrangers, peu fiables) accolé presque systématiquement aux Gaulois,
- Il dramatise, déforme les faits : c’est ainsi que le Rhin devient une « barrière » naturelle infranchissable. En fait, César passe sous silence deux sévères reculades qui le font renoncer à conquérir la Germanie…
- Il ajoute et invente des discours personnels pour se valoriser.
Il constitue enfin des dossiers annuels qu’il remanie, corrige et rassemble par année.
Un succès total
L’ensemble est publié en 51 av-J.-C. sous le titre Commentaires sur la Guerre des Gaules. César compte sur ce récit pour servir sa notoriété et son ambition politique lors de son retour à Rome qui interviendra deux ans plus tard.
Rentré de Gaule, César veut briguer à nouveau le consulat. Le Sénat et Pompée craignent l’homme et surtout son armée de vétérans qui lui est si fidèle. Ils l’obligent à se présenter seul, en personne devant le Sénat. Cela signifie pour César d'abandonner ses légions aux bords du Rubicon, petit fleuve au nord de Rome qu’il est interdit de franchir en armes.
Le 12 janvier 49 av J.-C., « alea jacta est » : César brave l’interdiction et franchit le Rubicon avec son armée. La guerre civile éclate.
J.-C., César a posé les bases de l’empire romain. Il a démontré la puissance du story telling qu’Auguste, premier empereur romain, saura mettre à profit.
Faites comme César• Le storytelling commence par une stratégie. Quel est son objectif ? Imaginez votre scénario : comment on en est arrivé là ? Pourquoi promouvoir ce projet, ce produit, cette idée ? Qu’est-ce qu’il pourrait changer ? • Oubliez la communication traditionnelle « constat, analyse, solution » pour la méthode qui a réussi à César : - Captez l’attention : raconter une histoire et jouer sur les émotions positives ou négatives, - Incitez à l’action : stimuler le désir de changement, pousser à l’achat ou au vote, - Faites appel à la raison : utiliser les arguments raisonnés - mais dans un dernier temps seulement • Travaillez les procédés narratifs en rendant votre récit visuel ou imagé : comparaisons, métaphores, parallèles… et aujourd’hui, multimédia ! |
Avec la Petite histoire des Grands managers, nous vous proposons une fois par mois les expériences concrètes des leaders du passé, source intarissable de réflexion et d’inspiration pour les managers d’aujourd’hui.
Certifiée de lettres classiques, Irène Rousseau est formatrice-consultante chez Traits d’Unions, en charge de la production de contenus pédagogiques autour de problématiques managériales. Elle est co-auteure de l’ouvrage « Influencer comme Gandhi. Comment créer des relations positives et efficaces ? » aux éditions Eyrolles.
Lectures suggérées :
- Michel Rambaud, L’Art de la déformation historique dans les Commentaires de César, Les Belles Lettres, 2011
- Stephen Denning, the Leader’s Guide, Storytelling