Longtemps cantonnée dans les laboratoires de recherche et les universités, l’Intelligence Artificielle débarque en force dans les entreprises. Sous forme d’algorithmes ou de robots, elle assiste l’humain, mais pourrait aussi le remplacer. Un nouveau défi pour les managers.
En 1950, Alan Turing publiait un article qui a fait date sur la possible intelligence des machines. Considéré aujourd’hui comme l’un des pionniers de l’intelligence artificielle, il a également mis au point le test qui porte son nom pour évaluer, en situation de dialogue avec un humain, le comportement des premiers ordinateurs.
Soixante-sept ans plus tard, le concept d’intelligence artificielle a bien posé ses jalons. Il concerne un domaine de l’informatique où l’on s’exerce à modéliser puis programmer, afin de les imiter, les capacités intellectuelles et les processus mentaux de l’être humain : capacités de compréhension, de raisonnement, de déduction, d’analyse, etc. Et si l’on n’a guère trouvé mieux que le test de Turing pour mesurer l’intelligence des « machines », ces dernières, par contre, le réussissent de mieux en mieux ! « Car l’intelligence artificielle a franchi beaucoup d’étapes, dont celle, majeure du machine learning ou des algorithmes auto-apprenants, » explique Jean-Michel Franco, Directeur marketing produit chez Talend. « Désormais les machines ingurgitent seules de nouvelles données, sans intervention d’un programmeur. A la manière d’un cerveau humain, elles sont capables d’apprendre seules de leurs erreurs pour gagner en performance. »
L’IA débarque en force dans l’entreprise
Ce beau concept d’IA aurait pu rester affaire de spécialistes, mathématiciens, informaticiens, logisticiens et roboticiens. Mais voilà qu’il débarque en force dans les entreprises, et qu’il en bouleverse en profondeur le fonctionnement et les principes managériaux ! Comment ? De deux façons : d’abord en assistant les humains dans leurs analyses et leurs prises de décision et, donc, en déplaçant leurs domaines de compétences vers le haut. In fine, en remplaçant purement et simplement les humains, managers inclus.
Depuis un an, l’un des plus grands cabinets d’avocats américains, BakerHostetler, par exemple, a « embauché » un dénommé Ross, basé sur Watson, le moteur d’IA d’IBM. Ce programme sait donner, paraît-il, la réponse la plus pertinente aux questions que lui posent les avocats en langage naturelle, en fouillant dans les milliers de documents juridiques qu’il a mémorisés. Ses dialogues avec les avocats et sa veille juridique sur les médias spécialisés auxquels il est abonné lui permettent de s’enrichir et de s’améliorer sans cesse.
De super assistants qui tirent les compétences vers le haut
Des assistants artificiellement intelligents du même type sont également aux portes des agences bancaires, des laboratoires pharmaceutiques et des cabinets de conseil financier. Le phénomène touche potentiellement tous les métiers dans lesquels l’exploitation et l’analyse de très gros volumes de documents ou d’informations jouent un rôle important.
Face à ces collaborateurs boostés par l’IA dans leurs processus d’analyse et de décisions, les managers doivent revoir leur copie. Si des robots s’acquittent de tout leur travail de recherche documentaire et de veille juridique, réglementaire ou technologique, leurs équipes doivent être en mesure de se recentrer sur des tâches à plus haute valeur ajoutée, qui requièrent de la créativité, de la réflexion ou une expertise diversifiée. C’est-à-dire… faire ce que le IA ne sait pas (encore) faire. D’où l’importance d’une détection interne de talents capables de penser autrement - et qui seront à encadrer de façon adaptée.
Des managers coachs plus communicants
Car ces talents très courtisés mettent les entreprises en concurrence : les fidéliser constitue un vrai défi. Attention aux organisations trop pyramidales et aux managers trop procéduriers ou trop directifs : imposer des carcans à des esprits brillants, critiques et créatifs, c’est à coup sûr les faire fuir. Leurs attentes ? Des managers qui donnent du sens à leurs missions, les encouragent, écoutent leurs idées, et suivent leurs conseils. Plus que des chefs, ces managers nouveaux doivent être de vrais coachs, stimulants, mais aussi communicants et fédérateurs - car parmi les talents se trouvent un taux non négligeable de solitaires, voire de misanthropes.
Des robots qui intègrent les équipes, voire les conseils d’administration !
Autre incidence de l’irruption de l’IA dans les entreprises, le remplacement pur et simple de certains postes par un robot. « Dans quelques hôtels, les fonctions de portier, d’accueil ou d’accompagnement dans les chambres sont aujourd’hui déjà effectuée par des robots humanoïdes intelligents » explique Chris Ward, professeur à l’école internationale d’hôtellerie et de management Vatel (Campus Vatel Nîmes). C’est déjà le cas de l’hôtel Marriott à Gand, en Belgique, avec son robot d’accueil Mario. AndyVision, construit en 2012 par l’université de Pennsylvanie Carnegie Mellon, en 2012, est capable quant à lui de remplacer des humains dans les grandes surfaces pour assurer le réassort en rayon ou guider les acheteurs vers des produits.
Le mouvement ne s’arrête pas là. Par exemple : les algorithmes utilisés dans certains cabinets de recrutement y sont jugés meilleurs que les humains, car plus factuels et plus objectifs… Pour les managers l’enjeu est d’abord de rassurer les humains qui auront l’IA comme collègues. Les descriptifs de postes vont devoir évoluer en profondeur, et offrir une plus grande importance à la dimension humaine - comme des missions où l’empathie compte, et où l’IA est encore à ses débuts.
Cette transformation, les managers vont devoir également la conduire pour eux-mêmes. Car pour eux aussi le risque grandit de se voir remplacer demain par un robot. Ce qu’on fait déjà des entreprises américaines avec le logiciel d’IA de l’éditeur Cogito, pour encadrer le personnel de leur call center : capable de décrypter des émotions dans l’intonation des voix, il conseille ou rappelle à l’ordre les agents en cas de souci avec un client. La société d’investissements DKV (Deep Knowledge Venture), à Hong-Kong, va encore plus loin. Elle compte déjà depuis 3 ans, parmi les 6 membres de son conseil d’administration, l’algorithme Vital : il prend seul des décisions en matière d’investissements, et sa voix compte tout autant que celles des administrateurs humains.
Nouvelles fonctions, nouvelles opportunités
« Mais qu’on se rassure, l’humain a encore de beaux jours devant lui, » conclut Jean-Michel Franco. « Car donner trop de pouvoir aux algorithmes fait apparaître un dangereux contrepouvoir, déjà bien réel : celui de les influencer en produisant en masse de fausses données, sur les réseaux sociaux par exemple. Pour lutter contre ce phénomène, Facebook vient d’annoncer l’embauche de 3000 personnes pour compléter son équipe de gardiens de l’information, qui va alors représenter presque un tiers de ses effectifs. Par ailleurs, la nouvelle réglementation européenne GDPR (General Data Protection Regulation), sur le respect de la vie privée, impose aussi qu’en cas de refus d’un crédit, par exemple, le client d’un organisme bancaire soit informé si un algorithme a participé à la décision, et comment. L’avenir est donc ouvert aux décodeurs d’algorithmes, aux curateurs de données et autres régulateurs de nos futurs systèmes de décision, entourés de managers compétents pour bien les choisir et bien les encadrer ! »