Comment récompenser les collaborateurs les plus méritants ou les plus fidèles ? Les gratifications sous forme de primes ou de chèques/cartes cadeaux, les avantages en nature, semblent être les choix principaux des managers contemporains. Avec la Légion d’Honneur, Napoléon avait choisi une autre voie pour exprimer la reconnaissance et ménager les deniers publics, en créant une distinction renommée et encore influente deux siècles plus tard. Sauriez-vous récompenser comme Napoléon ?
Pourquoi récompenser ?
Récompenser les meilleurs a toujours été nécessaire pour émuler l’esprit de compétition et conserver la motivation de ses troupes. Pour reconnaître le mérite, Athènes au IVe siècle av. J.-C. érigeait une statue en bronze, ou distribuait des places de choix aux fêtes et aux spectacles. En revanche les généraux et soldats qui avaient risqué leur vie ne bénéficiaient pas de tels honneurs ; la victoire n’était que leur devoir.
Cette distinction est essentielle. Pourquoi récompenser un citoyen qui œuvre pour le bien commun ? C’est normal après tout, c’est un devoir ! Pourquoi récompenser un militaire victorieux ? C’est son métier ! Pourquoi récompenser un salarié qui performe ? Après tout, il a une voiture, un salaire et un bureau chauffé ! Les limites du point de vue sont connues…
Toute distinction joue à un double niveau. Elle apporte une reconnaissance publique à son destinataire et renouvelle sa motivation. Mais – surtout ? - elle génère l’ambition d’égaler le lauréat et de susciter à son tour l’admiration.
Motiver, ça peut coûter très cher
En France, les premières récompenses sous forme de décorations remontent vers 1250, alors destinées aux membres des ordres religieux et militaires. Louis XI fonde l’ordre de Saint-Michel en 1469, Henri III, l’ordre du Saint-Esprit en 1578. Louis XIV se démarque en créant un ordre qui ne tient compte que du mérite et non de la naissance, l’ordre de Saint-Louis (1693).
Mais sous l’Ancien Régime, la décoration s’accompagne d’une rente, parfois très confortable. La médaille est symbole d’exemptions fiscales, d’un don de terre ou d’argent. Pour les membres de l’Ordre royal et militaire de Saint-Louis, les pensions de chevaliers (1er grade) varient entre 800 à 2 000 livres (soit une rente annuelle comprise entre 32,000 et 80,000 € actuels). Une dépense loin d’être négligeable.
Les gains pour services rendus peuvent dépasser les parachutes dorés les plus controversés. Ainsi le Maréchal de Saxe, vainqueur de Fontenoy (1745) reçoit de Louis XV le titre de Maréchal de France et le château de Chambord. Une récompense parfaitement astronomique. Ces rentes et privilèges, largement distribuées et cumulées au cours des siècles, grèvent le budget de l’Etat, jusqu’à devenir incapable de faire face aux dépenses courantes dans les années 1780.
La Révolution française abolit toutes les décorations de l’Ancien Régime, même si la nouvelle l’Assemblée « se réserve de statuer s’il y aura une décoration nationale unique qui pourra être accordée aux vertus, aux talents, aux services rendus à l’État ».
Avec Napoléon Ier : reconnaissance, structuration, mise en scène
Avant de devenir Napoléon, le général Bonaparte avait compris le besoin de reconnaissance de ses soldats. Il distribuait largement des armes d’honneurs, garnies d’argent et gravés au nom du valeureux : fusils, grenades mais aussi baguettes de tambours, mousquetons et trompettes. Les soldats recevaient un brevet officiel et un complément de solde. L’ensemble n’était pas très commode et engendrait d’importants couts de fabrication.
Arrivé au pouvoir, Napoléon décide donc de créer un nouvel ordre « qui soit le signe de la vertu, de l’honneur, de l’héroïsme, une distinction qui serve à la fois à la bravoure militaire et au mérite civil ». Il va plus loin en créant une émulation constante. Il ne s’agit plus d’une simple décoration accordée une fois pour toute en récompense de services rendus, mais d’un ordre où il faut progresser pour atteindre les grades supérieurs.
La remise de la décoration est solennelle. Les premiers insignes sont remis le 15 juillet 1804 aux plus hauts dignitaires du régime. Puis Napoléon rend son ordre populaire par la distinction de 2000 soldats et 13 civils au camp de Boulogne. Quel honneur pour eux de recevoir cette médaille des mains de l’Empereur, au son de 1800 tambours et devant 100 000 soldats ! Devant un tel faste, enrichi d’une telle gloire, parler d’argent ou d’un quelconque avantage serait bien impoli.
La Légion d’Honneur encourage les rencontres et l’échange des expertises. Les légionnaires, militaires mais aussi artistes, fonctionnaires ou simples citoyens, se regroupent en « cohortes » régionales. A leurs réunions, le soldat échange sur un pied d’égalité avec son général, le rentier avec l’académicien ou le savant.
En grand administrateur, Napoléon dote l’institution de biens fonciers. En 1814, l’Ordre compte 32 000 membres vivants. Ils disposent d’un traitement confortable et d’avantages sociaux dont des écoles et orphelinats pour les filles. L’Ordre est si prestigieux qu’il survit à la chute de l’Empire, restant jusqu’à aujourd’hui la plus haute distinction de l’Etat.
Une récompense « no cost » !
L’Etat est le premier gagnant du système. Comme le rappelle la Grande Chancellerie de la Légion d’Honneur, « Être titulaire d’une distinction honorifique confère peu de droits matériels et beaucoup de devoirs moraux. L’engagement est avant tout civique et éthique. »
Aujourd’hui, la Légion d’honneur ne s’accompagne d’aucun avantage matériel ou financier. Elle entraine même une petite dépense. Chaque nouveau décoré doit payer une vingtaine d’euros pour obtenir le brevet officiel mais aussi acheter sa médaille auprès de la Monnaie de Paris, de 57 à 884,50 euros suivant le grade décerné et l’œuvre choisie.
En fait, il existe encore un traitement, mais il est réservé aux militaires, en activité ou non. Cette somme symbolique est un héritage de l’histoire : le traitement annuel servi par la Légion d’honneur s’échelonne de 6,10 euros pour les chevaliers à 36,59 euros pour les grand-croix…
Il demeure quelques avantages sociaux. Les filles, petites-filles et arrière-petites-filles de décorés ont la possibilité de faire leurs études dans un collège et lycée prestigieux. Les places sont toutefois limitées, 400 demandes pour 55 places en classe de seconde. L’institution bénéficie également de belles résidences : Château du Val à Saint-Germain-en-Laye (78), Château de Pouy (10), Costeur Solviane à Saint-Raphaël (83). Pour la dernière destination, le prix journalier est à 92 € pour un légionnaire, bien en dessous du prix du marché. Evidemment, la Société ne dispose de ce patrimoine que grâce à la générosité de ses membres, legs et donations faits à son profit.
Nous avons tous à l’esprit ces dignitaires soviétiques ou ces généraux exotiques arborant sur leur torse une telle profusion de médailles qu’elles menacent l’intégrité de leurs uniformes. A contrario, Napoléon a su créer un outil habile et structuré pour récompenser à moindre coût. L’Ordre national de la Légion d'honneur est aujourd’hui universellement reconnu, et a distingué depuis sa création près d’un million de personnes.
Récompensez comme Napoléon
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Avec la Petite histoire des Grands managers, nous vous proposons une fois par mois les expériences concrètes des leaders du passé, source intarissable de réflexion et d’inspiration pour les managers d’aujourd’hui.
Docteur en histoire, spécialiste du patrimoine et certifié Predom, Yann Harlaut est consultant culturel chez Traits d’Unions. Il est auteur de différents ouvrages parmi lesquels « Négocier comme Churchill. Comment garder le cap en situations difficiles » et « Convaincre comme Jean Jaurès. Comment devenir un orateur d’exception », tous deux aux éditions Eyrolles.