Quelles sont les qualités requises pour créer et développer une entreprise ? L’histoire entrepreneuriale de Charlie Chaplin nous donne quelques clés.
Disparu en décembre 1977, Charlie Chaplin appartient à la mythologie du cinéma. Mais son personnage emblématique, Charlot, a éclipsé l’homme Chaplin et l’entrepreneur audacieux qui se cachait derrière le créateur.
Enrichir ses compétences
Né à Londres en 1889, dans une famille misérable d’artistes de music-hall, Charlie Chaplin est un enfant précoce qui fait ses premiers pas sur scène à l’âge de 5 ans. D’emblée, il se fait remarquer par sa capacité à improviser et à jouer avec le public.
Au fur et à mesure de ses engagements, Chaplin perfectionne son jeu d’acteur, non seulement en écoutant les conseils de comédiens chevronnés, mais aussi en puisant son inspiration dans le spectacle de la rue. Lors d’une de ses premières tournées en Angleterre, il photographie les vagabonds, clichés qui inspireront bientôt son jeu d’acteur.
Il n’hésite pas à bousculer les limites académiques en associant l’art de la pantomime au jeu théâtral et en puisant dans le registre du cirque. Il devient peu à peu un acteur étonnamment complet. En 1910, en participant à une tournée de 22 semaines aux États-Unis, il découvre, émerveillé, une société moderne pour qui l’imagination est un gage de réussite, mais aussi la force d’un corps social en mouvement.
De l’acteur au distributeur
Chez Chaplin, le sentiment précède l’événement. Embauché par la société Keystone, il observe attentivement son nouvel univers professionnel. Rapidement, il maîtrise les impératifs techniques du métier d’acteur de cinéma : rester dans le champ de la caméra, veiller au raccord entre les plans… Cet apprentissage change son regard : il ne se voit plus seulement comme un simple interprète, mais il perçoit comment il devrait être filmé. En personnage principal : Charlot.
Profitant du large succès des 35 comédies tournées en 1914, Chaplin devient son propre réalisateur. Il est désormais une star, avec la notoriété et la rémunération correspondantes. En 1916, en rejoignant une nouvelle compagnie, il multiplie son salaire par 66 ! L’année suivante, il devient producteur de ses films. Et en compagnie de Douglas Fairbanks, Mary Pickford et David W. Griffith, il va fonder en janvier 1919 la société United Artists, qui distribuera les films de ses membres.
L’indépendance comme condition métier
Chaplin n’est pas dans une simple logique de carrière. Il est surtout dans une logique de contribution. Car seule l’indépendance peut lui permettre de mettre sur la pellicule sa vision du cinéma.
Mais L’Opinion publique, premier film tourné pour United Artists, est un échec commercial. Décontenancé par l’absence de Charlot et par le côté tragique du long métrage, le public boude le titre. Pour la première fois, un film de et avec Chaplin perd de l’argent.
Chaplin revient alors vers sa zone de confort, le comique. Pour La Ruée vers l’or (1925), il mobilise des moyens importants, tourne aussi bien en extérieurs qu’en studio, où il fait construire par 500 ouvriers un gigantesque Alaska de cinéma. Le succès est au rendez-vous : le film rapporte près de 2 millions de dollars. C’est dans ce contexte qu’intervient la révolution du « parlant ».
Archives. La ruée vers l'or (1925)
Manager dans un secteur en transformation rapide
Le cinéma parlant fait entrer le secteur dans une ère d’instabilité. Dès 1928, toutes les entreprises et toutes les stars sont touchées. Même John Gilbert, l’acteur alors le mieux payé d’Hollywood, est écarté des castings en raison de sa voix qui « ne passe pas à l’écran », L’icône Mary Pickford est oubliée. Le son impose à l’ensemble des acteurs une nouvelle grammaire cinématographique.
Dans une profession gagnée par l’incertitude, Chaplin est habité par une conviction : ne pas abandonner le muet. Le cinéaste estime que la parole tuerait Charlot en amputant sa gestuelle. Son film Les Lumières de la ville (1931) comporte certes quelques séquences sonores, mais où la parole est systématiquement moquée.
Chaplin n’a pas abandonné pour autant ses qualités de réactivité et de souplesse. Ce titre est l’occasion pour lui d’achever sa conquête de la maîtrise totale du produit film. Acteur et réalisateur des Lumières de ville, Chaplin est aussi le compositeur de la partition musicale, le distributeur et le responsable de la campagne promotionnelle ! Dans cette industrie en plein essor, Chaplin entend rester un artisan et contrôler toute la chaine de production.
Retour à la vie d’artiste
Dans Le Dictateur, Chaplin associe l’innovation technique (le film est parlant) et sa vision du péril nazi. En revanche il ne va pas percevoir la radicalité de l’après guerre. La guerre froide engendre une atmosphère de chasse aux sorcières qui n’épargne pas Hollywood, au même moment menacé par l’apparition du petit écran.
Accusé de sympathies communistes, objet d’une violente campagne de presse, Chaplin est aussi confronté aux difficultés d’United Artists, dont il possède désormais 50% des parts. Frappée par les départs massifs de ses actionnaires, la société est fortement endettée. En février 1951, United Artists perd près de 100 000 dollars par semaine, avant d’être sauvée in extremis par deux grands succès au box office.
Chaplin, poursuivi par les enquêtes du FBI et du Congrès, finit par perdre son visa américain – il avait conservé sa nationalité britannique – et doit quitter les Etats-Unis en septembre 1952. Réfugié en Suisse, récompensé par de nombreuses distinctions, il écrit ses mémoires, compose les partitions musicales de ses films muets qui ressortent en salles. En 1972, il reçoit un Oscar d’honneur et la plus longue ovation dans cette cérémonie, douze minutes d’acclamation pour une œuvre immortelle. Il s’éteint en toute quiétude le 25 décembre 1977.
Les clés de l’aventure entrepreneuriale de ChaplinPeut-on être à la fois créateur et entrepreneur ? C’est le cas de beaucoup de chefs d’entreprise ! Chaplin, en profitant des opportunités, a construit une organisation où les talents de l’acteur et du réalisateur se sont associés à la capacité du décideur. Intégrer l’innovation. Ce qui ne veut pas dire faire table rase de sa personnalité ou de ses projets, mais de mettre ces derniers en résonnance avec les transformations du monde. Charlot resta muet, mais son univers devint sonore. Savoir encaisser. L’échec momentané d’United Artists illustre les difficultés pour un dirigeant à pérenniser une idée en une entreprise fiable. Mais l’entreprise rebondira, et son créateur continuera sa carrière. Prendre des risques. Avec la création d’United Artists comme avec Le Dictateur, Chaplin ose la transgression, face aux modèles économiques existants comme face aux modèles politiques. Continuer à s’améliorer. Tout au long de sa carrière, Chaplin remettra en question son art et ses méthodes de travail. Quitte à retravailler sur un matériau ancien : à partir de la fin des années 50 et jusqu'à sa mort, il sonorisa tous ses anciens courts-métrages du temps du muet. |
Yohann Chanoir
Professeur agrégé et doctorant à l’EHESS, Yohann Chanoir est l’auteur de nombreux articles scientifiques et grand public et de plusieurs ouvrages dont « Convaincre comme Jean Jaurès. Comment devenir un orateur d’exception », aux éditions Eyrolles. Passionné par l’écriture de l’histoire au cinéma, il vient de publier Las Vegas mise en scènes, chez Espaces et Signes.