A l’heure du Big Data, l’information est plus que jamais le nerf de la guerre. À travers l’exemple de Joseph Fouché, tentons de comprendre l’intérêt d’une collecte efficace et ciblée des données pour les prises de décisions opérationnelles ou stratégiques.
Joseph Fouché incarne volontiers dans l’imaginaire collectif le personnage du traître absolu. La littérature en a fait un personnage sans morale, hyène habillée pour Chateaubriand, traître né pour Stefan Zweig, voire… pieuvre pour l’historien Emmanuel de Waresquiel. Cette réputation, Fouché la doit à ses fonctions au ministère de la Police. Créateur du renseignement moderne pour les uns, inventeur d’une administration pré-totalitaire pour les autres, Joseph Fouché est surtout un homme qui a su saisir l’importance capitale de l’information.
D’abord : les réseaux
Fouché appartient à la génération qui prend le pouvoir avec la Révolution en 1789. Né trente ans plus tôt il fait partie, comme Robespierre et Bonaparte, de ce groupe d’hommes nouveaux qui accèdent alors aux affaires publiques. Il s’appuiera tout au long de sa carrière sur cette génération, et restera fidèle à ses amitiés de jeunesse et à certaines de ses rencontres dans la tourmente révolutionnaire (1). Fin découvreur de talents, Fouché connait aussi la valeur de la confiance. Il n’hésitera pas à croiser ses réseaux et à puiser indifféremment dans ses relations du commerce nantais ou du milieu bancaire, sans oublier le cercle de ses camarades d’études.
L’information a un prix
En juillet 1799, Fouché est nommé au ministère de la police du Consulat. Il commence par y réorganiser les services, tout en nommant à différents postes des hommes de confiance. Il fait de son cabinet le centre névralgique du ministère : il y écrit, consulte et reçoit, compulse et actualise ses fiches. Soucieux de bâtir un vaste réseau d’informateurs, il prend le contrôle des maisons de jeux et facilite la création de nouveaux établissements - 9 en 1799, 14 en 1810. Il en tirera les fonds nécessaires à son entreprise, qui nécessite de gros moyens, comme l’indiqueront les comptes secrets du ministère. Ainsi, en 1800, sur 1,3 million de francs, un tiers est consacré aux théâtres parisiens, 28 % à la surveillance, 6 % à l’acquisition ou à la création de journaux, 4 % sont des indemnités versées à des indigents et à des ouvriers, pour connaître l’état d’esprit du petit peuple…
Fouché recrute dans tous les milieux politiques et dans toutes les couches sociales. Tout le monde espionne pour lui : du noble désargenté au révolutionnaire ardent, de la prostituée à la tenancière d’un cercle de jeux, du diplomate au banquier, du notaire au criminel de droit commun. Ses informateurs sont partout : dans les cafés, au théâtre, dans les jardins et les antichambres, dans les salons littéraires comme dans les tripots louches. Ainsi naît le mythe, qui perdure encore, des 40 000 mouchards émargeant aux frais du ministère. Ses réseaux ne se limitent pas à Paris, mais sont d’échelle nationale voire internationale - il dispose d’informateurs à Londres et dans les grandes cours d’Europe.
De l’analyse prédictive avant l’heure
Soucieux de connaître l’état de l’opinion publique, Fouché sait que sa réussite réside dans la capacité à comprendre le sens des événements et à anticiper leurs effets.
Ses sources sont à la fois structurelles et conjoncturelles, et associent tendances et signaux faibles : cours de la Bourse, arrestations, taux de mendicité, niveau du brigandage, répertoires des salles de théâtre, contenus de la presse, pensée du peuple telle qu’elle s’exprime sur les marchés, dans les cafés, les attroupements, etc. Car Fouché ne croit pas aux vertus d’une information unique. En homme des Lumières, il se méfie des rumeurs. Il veut des faits, il exige des preuves, procède au recoupement des données et en multipliant les sources.
Information du Pouvoir, pouvoir de l’information
Fouché se constitue peu à peu une incroyable base de données, dont Napoléon Bonaparte lui-même reconnaît l’importance en consultant son ministre avant chaque nomination. Sans scrupules, Fouché corrompt, retourne ses adversaires afin de les faire travailler pour lui, fait intercepter les courriers pour les ouvrir, les recopier, avant de les refermer et de les renvoyer. Se crée ainsi la légende noire du ministre. Tout le monde le craint pour ce qu’il pourrait savoir, et davantage encore pour ce qu’il sait. Fouché a bel et bien fait de l’information un pouvoir.
Une telle puissance lui vaudra plusieurs disgrâces, avant d’être définitivement écarté des responsabilités en 1815.
Leçons à tirer du travail de FouchéEn entreprise comme ailleurs, il n’y a pas de bonne décision sans une information fiable et à jour. Comment disposer de données fiables pour comprendre ce qui se passe tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’entreprise ?
C’est bien ce qui distingue le Big Data du Smart Data : plutôt que de récolter n’importe quoi en masse « au cas où », réfléchir d’abord à ce que l’on veut faire des données recueillies. C’est le sens de la réglementation GDPR sur les données personnelles des citoyens européens qui entrera en vigueur le 25 mai 2018 !
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(1) L’accusateur public Pierre-Mathieu Parein du Mesnil, croisé à Lyon fin 1793, sera ainsi en 1800 employé dans la police politique, affecté à une mission stratégique.
Professeur agrégé et doctorant à l’EHESS, Yohann Chanoir est l’auteur de nombreux articles scientifiques et grand public et de plusieurs ouvrages dont « Convaincre comme Jean Jaurès. Comment devenir un orateur d’exception », aux éditions Eyrolles. Passionné par l’écriture de l’histoire au cinéma, il vient de publier Las Vegas mise en scènes, chez Espaces et Signes.