Avec l'hétérogénéité croissante des activités et des organisations du travail, la diffusion du numérique, la porosité accrue entre vie professionnelle et vie privée (blurring), l'engagement professionnel prend de nouveaux visages. En décalage souvent avec une conception encore très mécaniste du travail qui subsiste dans les entreprises. Entretien avec Alexandra Bidet, sociologue du travail, auteur de “L’engagement dans le travail. Qu’est-ce que le vrai boulot ?”,
Qu’est-ce qui fonde l’engagement humain ?
Nous avons tous besoin de participer, de prendre part, pour devenir des individus. En effet, l'homme est un animal particulier, qui n'est pas fixé une fois pour toutes à sa naissance, mais qui se développe et se transforme continûment.
C'est en œuvrant à aménager son milieu pour y vivre qu'il se socialise et se transforme aussi lui-même, acquiert de nouvelles capacités, teste et oriente son pouvoir d'agir. Il doit en effet construire son milieu pour vivre, l'équiper en outils, en rites, en normes, en rythmes collectifs.
Ce qui fonde l'engagement, professionnel ou en général, est donc la nécessité pour l'homme de se construire, de découvrir qui il est ou pourrait être, et surtout qui il peut être, et dans quel monde il veut habiter.
Quel est le moteur de l’engagement professionnel ?
L'engagement professionnel renvoie à une exigence des travailleurs eux-mêmes, ce qui explique qu'on l'observe si fréquemment. Même dans les conditions les plus difficiles, les êtres humains ont tendance à s'approprier leur travail, à chercher à le faire avec soin, à y mettre du leur pour sortir la production. Primo Levi l'a bien exprimé : « Peut-être que le genre de liberté le plus accessible, le plus goûté subjectivement et le plus utile à l’homme, coïncide avec le fait d’être compétent dans son propre travail, et donc avec le fait de l’exécuter avec plaisir (…) Pour vivre heureux il faut forcément avoir quelque chose à faire, mais pas quelque chose de trop facile, ou bien quelque chose à désirer, mais pas un désir en l’air, quelque chose qu’un type ait l’espoir d’y arriver ».
Cet engagement ne signifie toutefois pas que les travailleurs s'en tiennent à ce qui est prévu dans leur fiche de poste. Au contraire, il faut le plus souvent dépasser, contourner ou ignorer le prescrit pour réaliser son travail.
Qu'entendez-vous par “vrai boulot”, cette expression que l'on trouve dans le titre de votre livre ?
Dans toutes les formes d’activités, il existe ce que j’appelle du « vrai boulot » : cette partie ou ces moments de leur activité à laquelle les personnes sont attachées et qu’elles aimeraient continuer à exercer, même éventuellement sur un autre poste. Il y a ainsi une production de soi dans le travail : c’est ce qui explique cet attachement. Et cet aspect devient d'autant plus nécessaire que les travailleurs sont aujourd'hui de plus en plus obligés de faire un travail d'organisation de leur travail. En témoigne la mobilité accrue du travail, dont les lieux deviennent plus variables et plus transitoires, ainsi que la porosité nouvelle, avec le numérique, entre activités de travail et activités personnelles, familiales, associatives, etc. Les formes d’organisation productive, mais aussi les formes d’activité ont changé, et les technologies numériques, qui tendent à devenir les mêmes dans la vie familiale, la vie personnelle et la vie professionnelle, viennent équiper cette mobilité ou cette dispersion accrue du travail. Dans ces situations, qui ne sont ni générales ni inédites à l’échelle du temps long, la liberté et cette porosité créent de nouvelles possibilités, une liberté accrue, mais aussi de nouvelles astreintes. Elles impliquent un « travail sur soi » - un effort pour s'organiser et organiser son travail - qui donne de nouveaux visages à l'engagement professionnel.
Qu’est-ce qui freine aujourd’hui l’engagement professionnel ?
Ce qui freine l'engagement professionnel est d'abord la fréquente incompréhension de ce que travailler veut dire, notamment de la part des directions d'entreprise. A une époque où le travail échappe à ses figures les plus classiques, datées, ancrées dans l'âge industriel, la tentation existe en effet de déployer néanmoins un surcroît de prescriptions et des injonctions contradictoires, alors que l'essentiel du travail est du ressort de la créativité individuelle et collective.
Les indicateurs de performance nuisent ainsi à l'engagement quand ils sont décalés par rapport au travail lui-même : au lieu de saisir les travailleurs comme des personnes, dont toutes les qualités (interactionnelles, relationnelles) de plasticité et d’apprentissage sont de plus en plus appelées par le travail, ils les réduisent à des individus isolés. Or on fait moins appel aujourd’hui au travail humain pour sa force physique, que pour sa capacité à coopérer, à nouer des relations, d’une part, et pour sa plasticité d’autre part, c’est à dire sa capacité à s’adapter à des situations toujours singulières, à gérer des aléas. Ces deux aspects, qui se rejoignent, sont très mal saisis par les indicateurs, qui passent largement à côté de ce qui fait la valeur, et même l’efficacité économique, du travail humain.
Comment les managers peuvent-ils favoriser/développer l’engagement de leurs collaborateurs ?
En faisant un usage très modéré et distancié des outils de reporting, en s'intéressant au contenu même du travail des uns et des autres, en en contribuant à élaborer de nouvelles façons de parler du travail. Nous restons en effet encore trop dépendants de modèles hérités du XIXe siècle, lorsque le travail humain était principalement mobilisé pour sa force physique, donc pensé sur le mode de la dépense motrice, de la charge, du coût, de la désutilité disent les économistes. Aujourd’hui, ces conceptions mécanistes sont bien mal ajustées aux situations que rencontrent le plus fréquemment les travailleurs. Et ce hiatus a des effets sur la façon dont ils regardent leur propre activité, sa valeur, son utilité, qui peuvent se dissoudre à leurs yeux ou aux yeux des autres : est-ce vraiment du travail ?
Pour mettre en mots et en images un travail où il s'agit désormais plus souvent de lire, d'interagir, de faire preuve de vigilance, de créativité ou de tact, sans mobilité ni effort apparent du corps, il nous faut créer de nouvelles figures du travail : de nouvelles façons de le mettre en images, en récits et en mots.
Alexandra Bidet, sociologue du travail, est chercheur au CNRS. Elle est l'auteur de “L’engagement dans le travail. Qu’est-ce que le vrai boulot ?”, Paris, PUF, 2011.