La gentillesse est une vertu mise à l’honneur en ce 13 novembre, Journée de la gentillesse. La toile voit fleurir des vidéos illustrant l’effet « battement d’ailes du papillon » de ces petits gestes gentils qui en inspirent d’autres, dans un cercle vertueux qui contribue à un monde meilleur et moins cynique. Quatre questions à Emmanuel Jaffelin, philosophe, auteur de « Petit éloge de la gentillesse » et de « Eloge de la gentillesse en entreprise ».
La gentillesse reste souvent perçue comme incompatible avec le monde de l’entreprise. Pourtant, plus de 300 entreprises avaient en novembre 2011 signé un Appel à plus de bienveillance au travail, les engageant à la pratique d’un management différent. Et si, justement, la gentillesse avait toute sa place au sein de l’entreprise ? Et si l’enrichissement des relations qu’elle génère permettait de construire une société globalement meilleure ?
Emmanuel Jaffelin, que vous inspire l’existence d’une journée de la gentillesse ?
Les saints du calendrier ont cédé leur place à des thèmes, catégories ou gestes, inspirés par la laïcité. Sans en avoir l’air, ces thèmes insufflent de la spiritualité dans une époque qui s’en défend. La gentillesse, c’est fondamentalement le goût des autres. Par des gestes ponctuels, cette empathie, à l’extrême, peut porter très loin dans le don de soi. Cet extrême, c’est la sainteté, dont la gentillesse est l’introduction, le prélude ou l’échauffement !
Gentillesse et bienveillance, est-ce la même chose ?
Ce sont deux formes d’empathie. La bienveillance, littéralement consiste à veiller au bien. La bienveillance, contrairement à la gentillesse, nécessite une situation inégalitaire, presque hiérarchique. Des enfants ne peuvent pas être bienveillants vis-à-vis de leurs parents, alors que l’inverse est possible. La gentillesse, elle, abolit la hiérarchie, ne serait-ce que temporairement. Rendre service, ce à quoi on peut résumer la gentillesse, revient à s’abaisser devant autrui, ce qui signifie se mettre à son service. Elle assouplit la relation, ce qui crée de la bonne humeur. Telle est l’œuvre de la gentillesse.
Gentillesse et management sont-ils compatibles ?
Le management est régi par des règles et des cadres où les gestes sont répertoriés, codifiés. Il comporte une hiérarchie figée, qui enferme les gens dans leur case et leur fonction. La gentillesse assouplit ponctuellement et de manière très positive ce cadre. Contrairement aux apparences, management et gentillesse ne sont pas incompatibles. La gentillesse apporte un anoblissement temporaire par la gratuité de l’acte qu’elle engendre. Elle n’est pas néfaste à la productivité, bien au contraire, puisqu’elle met de l’huile dans les relations entre salariés d’une même entreprise. La gentillesse va dans le sens des gens et de la société. Or l’entreprise n’est pas un lieu isolé, c’est un milieu poreux et perméable à la société.
L’entreprise doit comprendre qu’elle a un rôle politique à jouer. Développer la gentillesse et la bonne humeur donne la possibilité d’exporter cette atmosphère positive et fructueuse à l’extérieur de l’entreprise, et donc vers l’ensemble de la société. L’entreprise a par conséquent deux finalités: 1) produire de la richesse par la croissance ; 2) elle a également une finalité politique, celle de créer de la sociabilité, une sociabilité qui se répercute à l’extérieur de l’entreprise. Les salariés sortent de l’entreprise et reflètent dans leur vie privée l’atmosphère qui y règne. S’ils s'y rendent la gorge serrée et la boule au ventre, cela se reflètera dans leur comportement en société. L’inverse est vrai : s’ils sortent de l’entreprise enrichis de gentillesse, ils en exportent la bonne atmosphère, enrichissant l’humanité. Ainsi naissent les nouvelles Gentes Dames et les nouveaux Gentilshommes !
Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil ?
Cette phrase renvoie au terme « gentillet », une vision basse et réductrice de la gentillesse. Or gentillesse et noblesse sont, à l’origine, deux termes synonymes. « Gentilis » et « ingenuus (littéralement « bien né »), furent dans l’antiquité romaine des termes très positifs, aujourd’hui galvaudés : le gentil et l’ingénu, ce ne sont plus les nobles, mais les naïfs ! Cette formule confond donc « gentil » avec crédule, naïf ou mièvre. Or la gentillesse, ce n’est plus la noblesse de naissance, mais la noblesse d’essence morale qui consiste dans le pouvoir de rendre service à autrui. Noblesse d'esprit, la gentillesse n'est donc pas faiblesse, mais force et puissance !
Pour rendre service, il faut parfois s’arrêter, mettre un genou à terre. Cet abandon partiel, cet arrêt, relève moralement celui qui le pratique. La gentillesse est un acte qui me met au service de l’autre : elle me fait descendre d’un potentiel piédestal pour, in fine, m’élèver moralement. Les gentils sont pleins d’eux, ils s’offrent aux autres, ils sont dans le don. Les méchants (du vieux français meschoir, qui signifie mal tomber) sont pleins de vide et cherchent à se remplir en prenant aux autres. A force de faire tomber les autres, on tombe soi-même ! A l’inverse, le gentil s’abaisse pour relever autrui et s’élever moralement en tissant une relation ponctuelle.
Agrégé de philosophie, Emmanuel Jaffelin enseigne au lycée Lakanal de Sceaux. Alternativement à ses activités d'enseignement, il a été diplomate en Amérique Latine et en Afrique.
Eloge de la gentillesse en entreprise, Editions Eyrolles. Août 2015, 192 pages, 14,95 €
A propos de l'illustration de cet article : A Rio de Janeiro, le « Profeta Gentileza » (Prophète Gentillesse), a tapissé la ville de messages invitant à la gentillesse : « gentileza gera gentileza » (littéralement « la gentillesse génère la gentillesse ») est devenu l’une des devises les plus connues de la Cidade Maravilhosa. Et, de fait, dans ce pays on n’obtient rien, notamment en entreprise, sans susciter l’empathie ou sans en faire preuve…