L’ANDRH Ile de France vient d’organiser un colloque à l’Ecole Militaire, où le sacrifice des ressources humaines de la bataille de Verdun il y a tout juste un siècle est comparé - toutes proportions gardées - à celui qui menace aujourd’hui dans les entreprises à force de plans sociaux. Un parallèle osé que les participants, parmi lesquels plusieurs historiens, ont finalement jugé légitime.
Tirer les leçons de Verdun pour manager en 2016 ? L’affiche de ce premier colloque ANDRH de l’année était suffisamment surprenante pour attirer un large public de DRH. D’autant que le sous-titre « Un siècle après, comment éviter un nouveau sacrifice des ressources humaines » n’était pas moins interpellant.
Dès l’ouverture, le président de l’ANDRH Ile de France Pascal Bernard légitimait le sujet en rappelant quatre points essentiels de préoccupation des DRH actuels :
- les relations managériales en temps de crise,
- la cohésion sociale dans la tourmente,
- la gestion des rescapés,
- le souci d’entretenir la mémoire et la culture de l’entreprise.
« On estime que sur un million de personnes touchées par le chômage, 40 000 meurent de façon prématurée ». Le ton est donné dans la salle, avec ce chiffre qui émane d’une association américaine, et repris tout récemment par l’acteur Brad Pitt dans le film The Big Short qui traite de la crise des subprimes et de ses conséquences. A noter qu’une étude de l’Inserm donnait, au début 2015, le chiffre de 14,000 Français tués chaque année par le chômage.
Sur scène, les particpants vont s‘efforcer, peut-être un peu sceptiques pour commencer, mais finalement de plus en plus convaincus, d’établir des liens entre les deux époques et les deux situations de management.
Des points communs qui doivent faire réfléchir
Pascal Bernard, président de l'ANDRH Ile de France : « La grande guerre a été un suicide collectif, dont nous n’avons pas forcément fait le deuil. Mais dans les entreprises aujourd’hui, plus on parle de cohésion, de responsabilité, moins on les met en pratique. Il y a un tel décalage entre le son et l’image qu’un de mes amis DRH m’a dit récemment : je ne reste que pour les gens de mon équipe. Les poilus aussi, dans les tranchées, se battaient pour les copains ».
Jean-Pierre Gueno, historien : « La première guerre a débuté par une gestion catastrophique des ressources humaines, d’abord instrumentalisées pour les envoyer sur le front, et sacrifiées ensuite. La preuve ? On n’a vraiment commencé à dénombrer les pertes qu’à partir de fin 1915 ».
Thierry Vissol , historien et économiste : « Il y a eu en 14-18 un immense problème de compétences, avec des officiers sur le terrain qui ne parvenaient pas à se faire entendre des états-majors. Dans les tranchées, les groupes constitués, notamment d’après les origines sociales, ont cédé le pas à la force de la camaraderie et de l’entraide. Pour survivre avant tout. Le patriotisme, là-dedans… Très tôt, les soldats français ont fraternisé avec les allemands parce qu’ils avaient compris qu’ils étaient, comme eux, avant tout victimes d’une organisation qui les dépassait»
Jean-Luc Vergne, ancien DRH (Sanofi, PSA…) : « Comme les soldats vis-à vis de leurs officiers, les collaborateurs ne se mettent plus vraiment au service de leur encadrement, tandis que les managers pensent plus à leurs stock options et à leurs golden parachutes qu’à l’entreprise ».
La part du déni
A ce sujet, les participants ont rapproché le mensonge généralisé du temps des tranchées et celui qui tend à règner dans l’entreprise aujourd’hui. « Ce mensonge venait parfois des soldats eux-mêmes, qui embellissaient leur vies, de crainte d’affoler leurs familles à l’arrière ». Un parallèle à établir avec le silence des personnes harcelées dans l’entreprise qui ne disent rien à leur entourage ?
Autre similitude troublante : la censure imposait de ne pas parler des pertes, comme l'exprimait la célèbre formule d’un officier : « par ordre, nous ne devons pas mourir ». Est-ce si différent de la phrase entendue à chaque plan social : « il n’y aura que des départs volontaires » ? Le mythe de la percée définitive pour gagner la guerre est-il si éloigné de celui du retour de la croissance pour résoudre le chômage ?
"Le bon soldat a le respect du travail bien fait"
Un peu d’optimisme, c’est possible ? Les orateurs s’y sont essayé, en expliquant que lorsque les troupes sont loin du siège (de l’état-major, ou de la multinationale), les ordres arrivent souvent mal et sont incompris, mais qu’une autre forme de communication se développe. « Il y avait des vrais échanges dans les boyaux des tranchées, ces espèces de tuyaux qui peuvent faire penser à ceux de l’internet aujourd’hui, dans lesquels se développent des réseaux sociaux, des échanges plus directs, et où la hiérarchie est moins présente ».
Jean-Luc Vergnes rappelle « l’émergence des fonctionnements en mode projet, une nouvelle façon de mobiliser les expertises, en dehors de leurs positions statutaires ». Tandis qu’Emmanuel de Richoufftz, Général à la retraite, souligne que « dans les PME, comme dans l’armée d’ailleurs, il est encore possible de sentir reconnu. Donc de se battre pour bien faire son métier, pour ses collègues ou ses camarades, et enfin pour son encadrement ». L’occasion de rappeler cette lettre d’un poilu qui disait déjà, voilà cent ans : « le bon soldat a le respect du travail bien fait ».
A la mémoire des 300,000 morts et 400,000 blessés entre le 21 février et le 19 décembre 1916 sur le front de Verdun.